Parce que L’envol est bien un thriller surnaturel, forcément, il y a du surnaturel dedans.
Scène 2 : introduction de Domingo Véga. Les Espagnols ont toujours été si chaleureux…
2
Printemps 1723, hauteurs d’Ochagavia — Espagne
— Libérez-moi ! Libérez-moi !
Domingo Véga se tortillait sur la table en chêne. Mais les cordes tendues à ses chevilles et ses poignets entravaient ses mouvements.
— Arrêtez, ne faites pas ça !
Une dague vint se planter sur l’une des planches à quelques centimètres de sa cuisse.
Dressée à la verticale dans la cour de la ferme, la table avec son prisonnier attaché les membres en étoile était devenue une cible d’entraînement au groupe de pillards goguenards.
— Arrêtez, je vous dis !
Depuis le début, le prisonnier criait, ce qui aurait dû combler le chef des brigands, sensible à la détresse de ses proies. Mais quelque chose sonnait faux dans les propos de leur victime, Domingo ne hurlait pas de peur ni de frustration. Il les haranguait, lançant ses injonctions comme si lui commandait.
Agaçant, certes, pour celui à la tête d’une troupe de tueurs sanguinaires renommée — le gaillard de quatre-vingt-dix kilos tout en muscles, bardé de cuirasses et d’armes, n’appréciait guère ce ton badin —, mais surtout incongru aux vues de la situation. Domingo était aux prises avec la pire bande de pillards de la région, attaché, impuissant, toutes ses possessions mises à mal sous ses yeux. Une once de peur n’était pas trop demandée, ou au moins un signe d’impatience, de doute peut-être ?
Le chef s’approcha dans l’intention de récupérer sa dague. Il toisa son prisonnier d’un air menaçant.
— Sais-tu qui nous sommes, chien ?
— Libérez-moi avant qu’il ne soit trop tard.
Il avait parlé avec calme, factuel. Le ton d’une discussion autour d’une chope d’hydromel dans une quelconque taverne. Il ne s’agitait plus dans ses liens.
Le pillard passa une langue épaisse sur l’intérieur de ses lèvres. Il inclina la tête d’un air menaçant et frappa le visage du prisonnier d’un revers précis et sec de la main droite. Ses mitaines cloutées creusèrent quatre longs sillons ensanglantés sur la joue de Domingo qui ne laissa échapper aucun son. Des gouttelettes pourpres coulèrent sur la chemise écrue du martyr, aussitôt absorbées par la toile grossière.
Sa bouche contre l’oreille du captif, le colosse murmura, découpant chaque mot :
— On va bien s’amuser toi et moi… Tu me supplieras avant la tombée du jour.
L’autre releva la tête et vrilla ses yeux dans les siens.
— Mais je vous supplie déjà… Je vous en conjure, pour le bien de tous, laissez-moi partir…
Le ton était froid, posé, un véritable affront.
Le guerrier arracha sa dague, laissant un profond sillon dans le bois. Il soutint le regard de son prisonnier, et lui planta la lame dans la cuisse avec un sourire cruel.
L’autre cilla imperceptiblement. La commissure de ses yeux se rétrécit, sa mâchoire se crispa, et il déglutit à grand-peine en loupant une respiration.
— Crie, bâtard ! vociféra le bandit.
S’efforçant de reprendre son souffle, Domingo secoua lentement la tête en fermant les yeux, puis il resta immobile, résolu. Il savait que rien ne changerait l’avis du brigand désormais. Leur voie était scellée.
— Croyez-moi… vous ne voulez pas me faire crier, murmura-t-il dans un souffle.
La brute se retourna vers ses compagnons qui s’amassaient pour assister au spectacle.
— Vous entendez ça les gars ? « Je ne veux pas le faire crier », paraît-il…
La bande de renégats en armures de cuir poussiéreuses éclata d’un rire gras.
— Il doit me confondre avec quelqu’un d’autre, c’est pas possible autrement, reprit leur chef avec une grimace.
— Vous ne comprenez pas…
Il se retourna vers son prisonnier.
— Oh, c’est moi qui ne comprends pas, maintenant ?
Il tourna la dague dans la plaie.
— Et là, tu comprends, toi ?
— Libérez-moi, libérez-moi !
Son visage tremblait sous la douleur, mais sa supplique restait froide.
— Mais, c’est ça les gars son problème ; il connaît pas bien la langue.
Le chef faisait de nouveau face à ses hommes.
— Tout ce qu’il sait dire c’est « libérez-moi ».
Il avait pris une intonation aiguë, moqueuse, et éclata de rire, suivi par le concert de sa horde de barbares.
— LIBÈRE-MOI !
La voix avait couvert tous les rires et résonné dans la cour comme un coup de tonnerre grave et profond. Trop puissante pour sortir de la bouche du prisonnier. Trop grave pour sortir de la gorge d’un homme.
— Non ! répondit le captif lui-même.
Il serrait ses poings, sa mâchoire et ses paupières de toute la force dont il était capable. Les pillards comprirent que leur prisonnier ne cherchait pas à lutter ainsi contre la douleur. Son attention était tournée vers autre chose que ses blessures superficielles… quelque chose de bien plus profond, de bien plus préoccupant.
Les rires se turent, le chef se retourna d’un bloc vers le supplicié pour voir ce qui subjuguait ainsi ses hommes. Il sursauta, lâcha le manche de sa dague et recula de deux pas. Devant lui, l’homme se dédoublait. Comme si deux prisonniers – un de chair, l’autre éthéré et entouré de flammes – cohabitaient dans le corps meurtri.
— LIBÈRE-MOI !
L’injonction avait retenti partout et nulle part à la fois, sans point d’origine distinct, caverneuse et impérative.
Le captif redressa la tête et rouvrit les yeux. Son regard triste balaya la cour saccagée et la bâtisse brune au toit de chaume. L’illusion autour de lui s’estompa.
— Libérez-moi, murmura-t-il toujours sans implorer. Le visage tourné vers son bourreau.
Un silence total s’ensuivit. Les pillards essayaient de comprendre ce qu’ils avaient cru entrevoir. Le chef s’écarta encore, portant la main sur le pommeau de son épée.
— Qu’est-ce que… balbutia-t-il en fronçant les sourcils.
Le prisonnier respirait lentement, régulièrement, profondément. Une respiration contrôlée faite pour maîtriser sa douleur, ou toute autre chose. Il toisa le chef.
— Libérez-moi, tout de suite…
Sa respiration commença à se saccader. De là où se trouvait le brigand, il entrevit deux anneaux rouges cerner les iris de l’homme. Il prit alors sa décision, recula encore et ordonna :
— Tuez-le ! Tuez-le !
Des arcs et des arbalètes apparurent aux mains des bandits. Des cordes furent bandées, des mécanismes crantés, et des projectiles chargés.
Domingo secoua la tête avec lassitude, résigné.
— Pauvres ignorants…
Une demi-douzaine de flèches et de carreaux volèrent vers la table, certains enflammés, d’autres non. Un projectile se perdit dans le vide, un autre frappa le bois au-dessus de sa main gauche. Deux lui transpercèrent le buste. Les dernières se fichèrent dans le sol au raz de la table. Sa tête retomba et il finit dans un râle :
— … vous nous avez tous damnés…
Les armes s’abaissèrent. Le chef rejoignit ses troupes. Personne ne parlait. Le bois de la table caressé par les flammes, commença à prendre feu, léchant avec insistance les contours du corps affaissé dans les cordes.
Les brigands s’affairèrent à charger le butin de leur pillage ; victuailles, alcools, outils et ferronneries de quelques valeurs. Toujours en silence, comme si l’atmosphère était plombée d’une aura peu propice à l’enjouement habituel.
Dans la cour, un brusque souffle s’engouffra quand les vêtements du prisonnier cédèrent aux attaques répétées des flammes.
Une odeur âcre de serge et de corde brûlée monta. La table tout entière s’embrasa dans un long sifflement aigu ; le huissement d’un faucon plongeant sur sa proie. Les flammes du bûcher improvisé s’élevèrent dans les cieux avec une violence inouïe.
Le brasier fut perçu à des kilomètres de là dans un petit village à flanc de montagne. De même que les échos des longs cris de terreur et d’agonie des pillards.